Dans les Apophtegmata Patrum il est dit que le démon est incapable de connaître nos pensées parce qu'il est d'une autre nature que nous, mais qu'il peut les deviner en observant les mouvements de notre corps. Il profite de ces indices pour nous tendre ses pièges : d'où l'importance accordée de tout temps au comportement extérieur. Celui qui atteint en ce domaine l'état de perfection inspire une vénération spontanée. Il crée non seulement autour de lui un anneau de pureté inviolable, mais accomplit en quelque sorte un exorcisme au profit de ceux qui lui sont proches. « Bienheureux, dit saint François, l'homme qui ne veut être vu ni connu dans ses moeurs et son langage s'il n'est pas dans la pute composition et le simple ornement dont Dieu l'orna et le composa. »
Il est compréhensible qu'un maître spirituel insiste auprès de ses disciples sur la liturgie solitaire, sur l'attitude du corps pendant l'oraison, fût-elle seulement mentale, qu'il lui conseille de prier debout, en accomplissant tous les gestes prescrits « comme en choeur, comme si les frères absents étaient présents ». Et qu'une éducatrice de génie, Hélène Lubienska de Lanval, impose avant tout aux enfants la récitation de quelques versets de la Bible accompagnée de certains gestes et cérémonials significatifs, préparant ainsi le moule extérieur à la coulée du contenu qui viendra plus tard : intellectuel d'abord, spirituel ensuite. On sait que nombre de conversions sont dues à la prédication, mais l'étincelle peut jaillir d'un seul geste liturgique parfait; on rapporte que quelqu'un s'est converti en voyant deux moines s'incliner profondément, d'abord ensemble, devant l'autel, ensuite l'un vers l'autre, puis se retirer dans le tréfonds du choeur.
Dans un monde où l'homme meurt lentement, non par manque de révérence, comme les philanthropes voudraient nous le faire croire, mais parce qu'il ne sait plus qui, ne sait plus quoi révérer, un tel geste peut changer une vie. Et il ne semble pas étrange, au vu de ce geste, que le Christ soit apparu pour la première fois à sainte Gertrude « à l'heure très douce des Complies », alors qu'elle se relevait après s'être profondément inclinée devant une soeur plus âgée. À la place de la soeur elle vit le « délicat jeune homme », « d'une telle beauté que ma jeunesse eût alors été heureuse de le voir aussi avec les yeux du corps ». Avec la dernière inclination disparaîtra peut-être de cette terre l'ultime événement digne de vénération.
La liturgie est donc le saint exorcisme. Saint et pour ainsi dire naturel. Les gestes sacrés le sont aussi dans le sens biologique, puisqu'ils sont liés par des traditions millénaires à des nombres auxquels répond mystérieusement la vie de l'homme : le trois, le sept, le dix et ainsi de suite. Un chercheur, Sambucy, a noté que dans la Messe sont contenues les plus pures attitudes rituelles de la contemplation yoga, par exemple au moment du Canon, lorsque le prêtre prie les bras géométriquement ouverts et soulevés, en unissant les pouces aux index; mais chez nous, de façon incompréhensible, on en vient à juger arbitraire, gratuite et remplaçable, la splendeur de ces gestes ou la merveilleuse complication de certaines règles cérémonielles; comme celle, tournant entièrement autour du nombre trois et du rapport mystique entre le cercle et les droites (in modum circuli, in modum crucis), qui annonce, au cours de la Messe solennelle, l'encensement des offrandes. L'homme ainsi engagé dans ces gestes significatifs participe à l' opus Dei, non seulement dans un sens sacré, mais aussi dans un sens surnaturel, en confiant sa respiration au rythme infaillible du chant (qui, avec les longueurs harmonieusement inégales des versets, dilate et module le jeu du souffle dans les poumons), et en laissant tout son corps retrouver, dans cette stricte et transcendantale discipline, ses lois et ses nombres secrets. Louange vraiment trinitaire, dans laquelle le corps devient sentiment, le coeur pensée et l'intelligence contemplation.
Aujourd'hui, on dirait que la terreur insensée qui pousse l'homme à agresser la nature au moment même où il la fuit, l'incite aussi à interrompre le grand exorcisme spirituel du geste, en y introduisant de plus en plus aveuglément des étançons de vie profane : des paroles inconvenantes, des ordres, des éclairages inopportuns, des objets non rituels et, monstrueusement, le microphone, qui rend grotesque la voix humaine, absurdes les tragiques ornements, anachronique le geste cérémoniel ; puisque ce sera toujours le noble qui paiera pour le brigand.
La liturgie est célébration des mystères divins. Elle est aussi le grand ésotérisme du catholique, qui ne sera capable de pressentir quelque chose de la liturgie céleste qu'après une longue fréquentation de la liturgie terrestre. Elle est, enfin, désir de glorifier la divinité en recomposant sur la terre, comme imprimées par une ombre, les merveilles du ciel : la ronde des astres, la succession des saisons, le mystère du temps, l'itinéraire de l'esprit vers Dieu. En assistant à une célébration liturgique solennelle, ou même à des Vêpres bien officiées (il est clair que nous parlons et avons parlé jusqu'à maintenant de la traditionnelle liturgie latino-grégorienne), on aura l'impression immédiate d'un mouvement astral, d'une orbite céleste. Et aussitôt le Bréviaire le confirme : petit livre zodiacal et cosmologique, currens per anni circulum, où chaque heure canonique célèbre une phase de la lumière, comme dans les Hymnes des Petites Heures, un moment de la création du monde, comme dans les Hymnes des Vêpres, ou le passage graduel de la nuit au jour, du péché à l'illumination, comme dans les Hymnes des Matines. Jusque dans ses moindres nuances — la variation des tons, les différentes cadences musicales d'un même hymne, psaume ou répons, selon le temps liturgique, la solennité ou la saison (tonus vernalis, tonus hiemalis) — « immense et délicate » liturgie montre qu'elle porte bien le nom que lui donna saint Benoît, opus Dei, puisque l'homme y joue seulement le rôle d'interprète de la grandeur de Dieu et de la création. Ses mouvements unissent en elle la lenteur majestueuse des heures à la légèreté de la danse, tandis que les parements, en variant leur couleur, fixent dans nos yeux des significations de mort, de résurrection printanière, de purification, de récolte pourpre. Autour du Soleil immobile — le Christ —, le Christ lui-même, dans la personne du prêtre, accomplit sa divine aventure, et il y entraîne l'année comme le jour, l'homme en adoration comme la multitude des Saints et les hiérarchies des Anges. La liturgie est donc le désir d'entourer la divinité d'images qui lui ressemblent le plus possible, mais aussi des paroles que nous avons reçues d'elle. Désir de tendre au Créateur, en vertu de Son inspiration, un miroir extatique de la création. Gratias agimus Tibi propter magnam gloriam Tuam.
En un temps où l'homme, proie de forces obscures, s'ingénie à faire exploser la vie en en bouleversant toutes les lois et en renonçant à sa destination ultime, il est particulièrement affligeant pour l'esprit de voir que des brèches s'ouvrent aussi dans les merveilleux sanctuaires de la liturgie traditionnelle, que ce système-là vacille lui aussi.
La liturgie — comme la poésie — est splendeur gratuite, gaspillage délicat, plus nécessaire que l'utile. Elle est réglée par des formes harmonieuses et des rythmes qui, s'inspirant de la création, la dépassent dans l'extase. En réalité la poésie s'est toujours fixé comme cible idéale la liturgie et il semble inévitable que, la poésie régressant de la vision à la chronique, la liturgie ait à en subir elle aussi l'offense. Le sacré a toujours souffert de la dégradation du profane.
La liturgie chrétienne plonge peut-être ses racines dans le vase du précieux nard que Marie-Madeleine versa sur la tête et les pieds du Rédempteur, dans la maison de Simon le lépreux, le soir qui précéda la Cène. Le Maître semble s'être pris d'amour pour ce gaspillage enchanteur. Non seulement il l'oppose altièrement à la torve philanthropie de Judas qui, de façon très significative, en réclame le prix pour les pauvres : « Vous aurez toujours des pauvres, mais moi vous ne m'aurez pas toujours' » — paroles terribles qui mettent l'homme en garde contre le danger des distractions honorables : Dieu n'est pas toujours là, il ne reste pas longtemps et quand il est là, il ne tolère pas d'autre souci, d'autre pensée que Lui-même — mais il va jusqu'à répéter ce geste le lendemain soir, quand, agenouillé, de ses mains divines il lave les pieds des douze Apôtres, de la même façon que Marie-Madeleine, se glissant entre la couche et le mur, avait lavé les siens. Dieu, comme le remarquait un esprit contemplatif, s'inspire volontiers de ceux qu'il inspire.
« Et la senteur se répandit dans toute la demeure. » Le nard de Marie-Madeleine parfume toute la liturgie chrétienne, plus encore que le nard exquis de la Sulamite, dont on parle tant dans les Heures de la Vierge, tout imprégnées d'arômes et de fleurs. Au nard on compare, à juste titre, l'encens, qui a le pouvoir de disperser l'angoisse du souffle et s'élève devant Dieu de manu Angeli. L'encens est indiciblement mystérieux, il est en même temps prière et quelque chose de plus fin, de plus aigu que la prière. Il mêle l'arôme de l' eros à celui du renoncement, il est action de grâce et il est, comme le nard, quelque chose de suavement funèbre. « Elle me prépare pour ma sépulture », dit le Sauveur, avec cet accent que personne, autour de lui, ne pénétrait. Naturellement Madeleine ne comprit pas, elle non plus. Mais quand, trois jours après, elle vint au Sépulcre avec d'autres baumes, en quête du corps vénéré, il n'était plus là. Comme toujours, ce n'était pas l'utile qui avait servi à la véritable célébration, mais le superflu : pas l'action mais la liturgie de l'action. Le véritable embaumement du Corps du Seigneur avait déjà eu lieu au banquet et en même temps aussi la seule onction royale et sacerdotale qu'il eût jamais reçue sur cette terre. Et mieux encore : un début de sacrement, puisque le corps qu'elle préparait ainsi était déjà « l'hostie pure, l'hostie sainte, l'hostie immaculée », prête à l'offrande; et son besoin de le toucher, de l'oindre de parfums et de larmes, de l'essuyer avec les mèches de ses cheveux, de se fondre en quelque sorte avec lui, quelque chose de tout à fait comparable à une communion. Inépuisable est le geste de Madeleine, et en réalité le Christ affirme qu'il s'en souviendra toujours. Ce qui le rend inépuisable, c'est justement sa gratuité : tous les pauvres de la terre ne pourraient prétendre à une seule drachme de ce nard, de même que tous les pauvres de la terre ne pourraient prétendre à un seul grain d'encens brûlé devant Dieu avec un coeur ardent. Aux Matines du Grand Samedi du rite byzantin on chante, tourné vers Judas, ces mots : « Si tu es l'ami des pauvres et que tu t'attristes devant le parfum répandu pour la consolation d'une âme, comment as-tu pu vendre la lumière au prix de l'or? »
La complexité du geste de Madeleine, comme nous l'avons dit, en fait quelque chose qui de liturgique devient en quelque sorte sacramentel. Mais on pourrait rappeler, bien avant son geste, celui non moins ineffable, fût-il plus simple, des très sages Rois mages, lesquels, partis à la recherche d'un enfant qui avait besoin de tout, ne lui apportèrent ni lait ni vêtements mais les insignes de sa triple dignité de Prophète, de Prêtre, et de Roi. Prouvant ainsi que Dieu lui-même, quand il se montre à nous parfaitement pauvre, ne nous dispense pas de la célébration symbolique de sa gloire, telle qu'elle est représentée par la liturgie ; et que celle-ci, en son incessant accomplissement, reste une opération par excellence contemplative. D'une délicatesse et d'une gravité qui rendent, plus que risquée, mortelle toute modification arbitraire.
Christiana Campo, La Noix d’Or, L’arpenteur-Gallimard, 2006, Trad. de l’Italien par Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para
Cristina Campo, mystique absolue, ou la recherche de la sprezzatura
L’on ne connaissait de Christina Campo – pseudonyme, parmi d’autres, de Vittoria Guerrini – que Les Impardonnables (Arpenteur 1992) et un recueil de poèmes, Le Tigre absence (Arfuyen, 1996). Trois livres complètent aujourd’hui le visage de celle qui fut baptisée la « Simone Weil italienne » : une correspondance suivie pendant 25 ans avec Margherita Pieracci Harwell (Mita), un recueil de textes divers (préfaces, études littéraires et artistiques ainsi qu’un bref entretien), enfin une biographie, Belinda et le monstre, vie secrète de Cristina Campo. Ce titre renvoie à la version italienne du conte La Belle et la Bête, qu’évoque Cristina Campo dans le récit La noix d’or – récit autobiographique qui ouvre le recueil du même nom. Dans ce texte teinté d’une douce nostalgie, elle revient sur son enfance, sur les illustrations des livres de contes que lui rappellent les photos de sa grand-mère, figure de la mince et pâle Belinda. Préfiguration peut-être d’elle-même, Cristina, autre Belinda blême et fragile.
Les origines, entre grandeur et déchéance . Née dans un milieu aisé de médecins et de musiciens, Cristina bénéficie d’une éducation particulièrement riche. Frappée à la naissance d’une malformation cardiaque, on lui déconseille l’école. Son père, « le Maestro », qui connaît une brillante carrière dans les années 20-30, en tant que directeur du conservatoire Cherubini, lui apprend, avant de la confier à des précepteurs, les premiers rudiments de la lecture et la musique. Celle-ci restera fondamentale pour Cristina : la musique n’est pas un fond sonore, mais une présence qui exclut tout le reste. L’accent est mis sur les langues étrangères : à partir de douze ans, elle apprend le français, l’allemand, l’anglais dans les classiques de ces langues. L’exception sera pour les Russes, lus en traduction. Son père lui ferma sa bibliothèque à l’exception d’un rayon : « Ceux-ci, oui, tu peux tous les lire, ce sont les Russes. Tu y trouveras de quoi beaucoup souffrir, mais rien qui puisse te faire du mal. » Puis viennent les années de guerre, épreuves et souffrances. Elle perd dans un bombardement sa plus chère amie, la jeune poètesse Anna Cavaletti, qu’elle fera figurer dans son « Anthologie des 80 poétesses ».
Les amitiés littéraires . Elle doit son entrée en littérature au poète Leone Traverso, avec lequel elle entretient une relation houleuse. Il lui fait découvrir la littérature allemande et elle commence, avec lui, à traduire de manière professionnelle. Elle fréquente le salon d’Elena Croce, entretient une forte relation avec le poète Mario Luzi – pour lequel elle a nourri un amour secret. Elle est aussi liée aux grands intellectuels de son époque : Ernst Bernhard, qui a introduit Jung en Italie, Roberto Calasso (élève de Zolla) ; elle accepte de temps à autres les invitations d’Elsa Morante ou de Maria Bellonci (mais parfois le regrette…). Elle fait également la connaissance, en 1956, du romancier Corrado Alvaro, une des rares écritures qui lui semble digne d’intérêt. Elle traduit et rencontre William Carlos William. Elle entretient à la fin de sa vie une correspondance avec Maria Zambrano. Mais l’amitié littéraire la plus fidèle est encore celle entetenue avec Mita, surnom de Margherita Pieracci. Cristina écrit à son propos que « c’est une créature silencieuse, vive ; elle ressemble à la laitière de Wermeer : l’une des très rares femmes – peut-être trois ou quatre – qui, je crois, méritent encore la confiance ». Mita épouse un pasteur américain ; elle quitte l’Italie pour la France, puis les États-Unis. Les deux amies continuent de s’écrire jusqu’à la mort de Cristina. Les lettres de celle-ci témoignent de ce qui lui tient le plus à cœur : ses découvertes littéraires. Elles échangent leurs lectures, copient l’une pour l’autre des poèmes ou des citations et se confient pensées et sentiments. Amitié forte, soudée par l’admiration commune de Simone Weil. Les lettres de Cristina épousent le fil de sa vie. « On découvre une femme engagée de toute son âme dans la recherche inlassable de la vérité et de la beauté, et qui affronte le désarroi, la douleur et l’angoisse en se fiant à quelques talismans : attention, exigence, perfection, poésie. » (4e de couverture).
L’empreinte de Simone Weil . C’est grâce à Mario Luzi qu’elle découvre Simone Weil ; il lui offre La pesanteur et la Grâce. Dès lors, il n’y aura plus qu’elle pour Cristina Campo. Elle se procure tous ses livres, les dévore et contribue à la traduction de certains d’entre eux. Elle entre ainsi dans le cercle restreint des premiers auteurs italiens (Mario Luzi, Ignacio Silone, Gianfranco Draghi) à avoir favorisé la réception de l’œuvre en Italie de la philosophe française. Davantage qu’Hofmannsthal, Simone Weil est devenue son inspiratrice. D’elle, elle retient la nécessaire « attention, c’est-à-dire la capacité d’avoir un regard réel sur le monde […] ; la nécessité de s’enraciner dans le ciel pour saisir chaque instant de la vie sur terre ». Les traces de Simone Weil sont récurrentes dans les textes de Cristina, ainsi son étude sur Shakespeare : « La pesanteur et la grâce dans Richard II ». Ce n’est qu’une fois devenue résolument catholique que Christina critiqua les positions religieuses de Simone Weil, sans jamais renier cependant son admiration pour sa pensée qui a, selon elle, « radicalement purgé et pour toujours le meilleur d’une génération des mythes de la raison ».
L’absolu stylistique. La discrétion de son œuvre, composée de courts textes et que d’aucuns qualifieront peut-être de mineure, est proportionnelle à l’exigence d’une perfection stylistique qu’elle a toute sa vie portée, comme l’envers d’une santé fragile, d’un souffle court et d’une souffrance aiguë provoquée par des crises d’angoisse et d’étouffement. L’écriture est chez elle d’une absolue nécessité ; c’est un geste vital. « Prie pour que je puisse recommencer à écrire, ma chérie, écrit-elle vers la fin de sa vie à Mita. J’en ai un besoin à pleurer. Plus que de santé, plus que de paix. » Elle n’en est pas moins tout à fait éloignée de l’art pour l’art : son écriture est incarnée et se met au service de la vérité. Aussi rappelle-t-elle ce mot absolu de Bloy dans l’entretien (N.d.O. p. 207) : « Il est indispensable que la vérité siège en gloire. La splendeur du style n’est pas un luxe mais une nécessité. » Il faut aussi signaler l’influence majeure de Leone Traverso sur l’écriture de Cristina. Celui-ci, lorsqu’elle le rencontre, est déjà un écrivain et traducteur célèbre. Il lui fera connaître les maîtres de la poésie allemande, de Hölderlin à Hofmannsthal. Comme le rappelle Margherita Pieracci Harwell, « il sera pour elle un maître de style, d’une perfection qui frôle la préciosité, et dont les dangers lui apparaîtront de plus en plus clairement : “ Je fais de l’orfèvrerie, alors qu’il faut sculpter la pierre. ” écrira-t-elle à Margherita Dalmati. » La perfection, autre nom chez elle de la beauté, est sa vocation et son style. « Travaille. Il faut travailler avec soin, un peu chaque jour, en pensant toujours, toujours à la beauté ». L’essayiste Elemire Zolla – son deuxième compagnon – a dit qu’elle était « la meilleure styliste du demi-siècle italien », et Giorgio Manganelli affirmait qu’« il y avait quelque chose de royal dans le style mental de cet écrivain. » Mario Luzi évoque quant à lui un « style incisif aux éclairs tantôt d’acier, tantôt iridescents ».
Une aristocrate mystique . Mystique, elle le fut, d’une certaine manière, si l’on se reporte à l’étymologie du mot, « muein », qui signifie « faire allusion ». Si le mystique est celui qui veut faire comprendre sans être explicite, alors Cristina Campo le fut admirablement. « La véritable difficulté, confie Margherita Pieracci Harwell, c’est que pour la comprendre il faut s’ouvrir au monde-autre » (L.M. p. 416), que l’on ne rejoint que dans des moments élus appelés « de grâce », « les moments de l’amour, de la création et de la jouissance artistique, ou ceux de la douleur qui dénude totalement. » L’histoire de sa conversion au catholicisme, en 1864, reste secrète, car difficile à déchiffrer. C’est sans nul doute l’aboutissement d’un long parcours, d’une tension intérieure, de rencontres et de lectures parmi lesquelles Simone Weil reste la plus importante. Dès 1954, elle écrit à Margherita Dalmati : « Et avec Dieu nous continuons à tourner l’un autour de l’autre, comme deux guerriers armés de lance qui cherchent le bon endroit pour frapper. », et la même année elle lui avouait : « Vraiment, il est difficile d’être poète, c’est-à-dire des instruments de méditation, sans la vraie foi […] ». Sa biographe nous dit que sa foi était « très concrète, faite de gestes et de prières » et, a fortiori, liée à la liturgie. Pour Christina, celle-ci « – comme la poésie – est splendeur gratuite, gaspillage délicat, plus nécessaire que l’utile » (N.dO. p. 156) Et elle ajoute, dans ses Notes sur la Liturgie, qu’« en réalité la poésie s’est toujours fixé comme cible idéale la liturgie et il semble inévitable que, la poésie régressant de la vision à la chronique, la liturgie ait à en subir elle aussi l’offense. Le sacré a toujours souffert de la dégradation du profane ». On comprend mieux, sachant cela, son attachement à la liturgie traditionnelle et son combat contre la réforme de Vatican II, en ce domaine, à travers le mouvement « Una voce ». Le portrait littéraire qu’esquissent ces livres n’est pas sans rappeler ce qu’écrivait déjà Pietro Citati, dans ses Portraits de femmes. À travers la correspondance notamment, transparaît à fois la « grâce exquise » de l’anachorète et la « créature enflammée, violente, pleine d’une ardeur chevaleresque, une Clorinde qui ignorait la prudence et les demi-mesures. » Exigence, attention, pureté, beauté : voici quelques-uns des maîtres-mots de Cristina Campo. Mais celui qui résume la figure de Cristina est peut-être sprezzatura, concept clé de sa pensée comme de son œuvre, qu’elle doit à Castiglione : « J’ai trouvé une règle […], fuir autant que l’on peut, et comme un âpre et périlleux écueil, l’affectation ; et, pour prononcer une parole nouvelle, user en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et montre que ce que l’on fait et dit, est fait sans fatigue, et comme sans y penser. » (Livre du Courtisan, 1528. B.M. , p. 119). À ses yeux, le maître en sprezzatura n’est autre que le Christ qui renverse l’ordre du monde avec des paraboles. Si Cristina la recherche, c’est qu’elle a compris que c’est « le blason de tous ceux qui ont au centre de leur pensée la beauté, cette “épée à double tranchant” qui l’attire et l’obsède ». (B.M. p 120). On comprend qu’elle ait refusé toute compromission avec le monde, littéraire notamment (« un cirque ») et les écrivains (« tristissimes marionnettes »), plus soucieuse certainement d’être dans le monde plutôt que du monde.
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