- Abbé Charles Berger
Qu'est-ce que le libéralisme ?

Introduction
Le libéralisme semble aujourd'hui n'être qu'une doctrine économique parmi d'autres, à côté du socialisme ou du communisme, par exemple. La distinction qui est de plus souvent faite entre le libéralisme « économique » et le libéralisme « culturel » ou « sociétal » sous-entend qu'il s'agit de deux courants d'idées bien distincts et séparables, relativement indépendants l'un de l'autre. Il n'est pas rare, d'ailleurs, de lire que tel ou tel homme politique se réclame de l'un tout en rejetant l'autre. Pourtant, le nom commun de « libéralisme » suggère qu'il y a bien, derrière ces lignes apparemment distinctes, un élément commun.
Pour comprendre ce qu'est le libéralisme, nous nous arrêterons d'abord sur la définition de la liberté, telle que l'entendent les libéraux, puisque c'est sur elle que se fonde leur doctrine. Puis nous analyserons le libéralisme selon ses causes, en mettant en évidence comment cette doctrine a réussi a imposer une certaine vision philosophique de l'homme.

I – Qu'est-ce que la liberté ?
I.A – Un libéral définit la liberté
Puisque le libéralisme se présente comme une doctrine de la liberté, c'est à partir de la définition que libéraux donnent eux-mêmes de la liberté que l'on pourra comprendre ce qu'est le libéralisme.
« Liberté – Entière propriété de soi-même ; entière possession de ses forces, de ses facultés corporelles et intellectuelles, la liberté est la base et le guide des doctrines économiques : c'est le droit du plus faible pesé dans la même balance que le droit du plus fort. L'économie politique libérale défend la liberté individuelle, la liberté d'association, la liberté d'enseignement, la liberté des cultes, la liberté de la pensée, la liberté des professions, du commerce et des échanges, c'est-à-dire la liberté de penser, de parler d'écrire, de commercer, d'imprimer, de discuter, d'enseigner, de s'associer, de se réunir, de travailler, d'échanger, de produire, de consommer, d'acquérir, de posséder, de vendre, de donner, de contracter de résider, de circuler. Elle n'a d'autre limites que la liberté et le droit d'autrui. Elle est un des corollaires du droit de propriété. » (1)
Cet article contient l'essentiel de la doctrine du libéralisme. On y relève en particulier les points caractéristiques suivants :
1°/ L'individualisme : la liberté est « l'entière propriété de soi-même » ; l'économie libérale « défend la liberté individuelle » ; la liberté « n'a d'autre limites que la liberté et le droit d'autrui ».
2°/ L'économisme : la liberté est, au départ, « la base et le guide des doctrines économiques »... mais, à l'arrivée, c'est l'économie libérale elle-même qui institue et régule toutes les activités humaines, puisqu'elle défend « la liberté individuelle, la liberté d'association, la liberté d'enseignement, la liberté des cultes, la liberté de la pensée, la liberté des professions, du commerce, etc. »
3°/ Le propriétisme : la liberté est l'« entière propriété de soi-même », car elle n'est finalement qu'« un des corollaires [une conséquence logique] du droit de propriété ». Il s'agit évidemment de la propriété « individuelle ».
4°/ L'égalitarisme : la liberté est « le droit du plus faible pesé dans la même balance que le droit du plus fort ». On remarquera cependant que, quand le droit du plus faible est pesé dans la même balance que le droit du plus fort, il est fatal que le plus faible ne fasse pas le poids.
I.B – Saint Thomas définit la liberté
« […] Le bien est l'objet de la volonté. Si on lui propose un objet qui soit bon universellement et sous tous les rapports, elle [la volonté] tendra vers lui nécessairement […] car elle ne pourrait vouloir le contraire. Si au contraire on lui propose un objet qui ne soit pas bon à tous les points de vue, elle ne se portera pas vers lui nécessairement. Et parce que le défaut d'un bien quelconque a raison de non-bien, seul le bien parfait et auquel rien ne manque s'imposera nécessairement à la volonté ; telle est la béatitude. Tous les autres biens particuliers, parce qu'ils manquent de quelque bien, peuvent être considérés comme n'étant pas bons, et de ce point de vue ils pourront être rejetés ou acceptés par la volonté, qui peut se porter vers une même chose en la considérant sous différents points de vues. » (2)
La conception thomiste de la liberté peut être ainsi résumée : « La liberté est l'indifférence dominatrice de la volonté à l'égard d'un objet bon proposé par la raison, en tant que celui-ci n'est pas bon à tout point de vue. » (3)
Ainsi, pour saint Thomas et les thomistes – et, finalement, toute la pensée « classique » – la liberté se définit par rapport son sujet – qui est la volonté – et par rapport à son objet – qui est le bien, perçu comme tel. Elle est une qualité de la volonté, une des facultés de la nature humaine, dont l'objet est le bien proposé par la raison. La raison a l'idée d'un certain bien, qu'elle propose à la volonté, cette dernière étant libre de se porter vers ce bien ou de s'en détourner parce que, hormis la béatitude, aucun bien ne l'attire invinciblement. La liberté ne peut se définir sans référence à la nature humaine et au bien humain, à ce qui est bon pour l'homme.
I.C – L'idée centrale du libéralisme
On peut donc exprimer l'idée centrale du libéralisme de la façon suivante : la liberté – qui est définie par le libéral comme capacité à se déterminer sans contrainte – n'est pas seulement un bien, mais le bien suprême, et finalement le seul vrai bien.
Notons bien les deux éléments essentiels de cette définition-résumé du libéralisme :
1°/ une certaine définition de la liberté : capacité à se déterminer sans contrainte ;
2°/ la place de la liberté dans la hiérarchie des biens : la liberté est le bien suprême, le seul vrai bien, c'est-à-dire elle est une fin en soi.
Dans la notion libérale de la liberté sont ainsi inscrites la négation de la nature humaine au nom de la liberté et l'affirmation de l'autonomisme moral. En effet, lorsque l'on définit, comme saint Thomas, la liberté par rapport son sujet – la volonté – et par rapport à son objet – le bien humain –, la liberté est toujours liée à la nature humaine, de deux manières : elle est une qualité de la volonté et elle regarde un bien pour l'homme. Mais le libéral affirme que la nature humaine est elle-même liberté : la liberté n'est plus pour lui une propriété de la nature humaine, elle ne regarde plus un bien pour l'homme. La définition libérale de la liberté nie donc la nature humaine. En conséquence, il n'y a plus de bien ni de mal objectifs, puisqu'il n'y a plus de nature humaine pour mesurer la bonté des choses : notre nature ne nous indique plus ce qui est bon. L'humanité, qui est finalement pure liberté, définit elle-même les normes de sa propre existence, décide de ce qui est bon ou mauvais : c'est ce que l'on appelle l'autonomisme moral.
Avant d'aborder l'étude du libéralisme tel qu'il s'est effectivement développé, nous pouvons faire deux remarques. Premièrement, notons que la plupart des doctrines politiques modernes découlent de cette idée centrale, avec tous ses présupposés et toutes ses conséquences. Elles ne distinguent que par l'application qu'elles font respectivement cette idée. Deuxièmement, signalons que, si nous regardons le libéralisme « intégral » nous pourrons, certes, y distinguer un forme théologique, une forme politique, une forme culturelle, une forme économique (le « libéralisme » tel qu'il est entendu couramment). Mais ces diverses formes du libéralisme ne sont pas séparables, car elles découlent d'une même idée. Il est ainsi illusoire de prétendre séparer le libéralisme économique (qui serait « bon » dans une perspective dite « conservatrice ») du libéralisme culturel (qui serait « mauvais » dans la même perspective).
II – Analyse du libéralisme selon ses causes (4)
Nous nous proposons de décrire le libéralisme à partir de ses causes. Ainsi, nous allons étudier :
– sa cause efficiente, c'est-à-dire ce qui l'a produit : les guerres de religion en Europe ;
– sa cause formelle – ce qu'il est en lui-même : une certaine vision, individualiste, de l'homme et de la liberté ;
– sa cause matérielle, c'est-à-dire ce sur quoi il repose : la technique et le commerce, ou plutôt une certaine conception de ceux-ci (c'est ici que l'on retrouvera le libéralisme économique) ;
– sa cause finale, c'est-à-dire le but vers lequel il tend : la soumission de l'homme au système économique.
II.A – L'origine historique du libéralisme : les guerres de religions
Suite au traumatisme des guerres de religion (XVIe et XVIIe siècles), le discrédit est jeté sur l'idéal antique de la politique. La fin de l'État ne peut plus, semble-t-il, être la recherche du bien commun – déduit d'une religion ou d'une loi naturelle –, qui suppose la recherche de la vérité (5), mais il doit se contenter d'assurer le respect des droits individuels. L'État doit donc se contenter de faire vivre ensemble les individus humains, qui ne sont plus perçus, à cause des guerres, comme des animaux politiques, sociables, capables de vivre en société, mais comme des loups les uns pour les autres (6) .

II.B – L'essence du libéralisme : imposer une certaine vision de l'homme
II.B.1 – L'idée moderne de l'homme
Nous allons revenir sur l'essence du libéralisme, dont nous avons exposé l'idée centrale dans la première partie. Rappelons cette idée comporte deux éléments essentiels : la négation de la nature humaine et l'affirmation que la liberté – définie sans référence à la nature humaine, ni au bien – est le bien suprême.
Ces deux aspects constituent finalement les traits caractéristiques de l'idée moderne de l'homme, telle qu'elle a été façonnée par des penseurs comme Guillaume d'Occam, Martin Luther et Pic de la Mirandole. Pour Occam, en effet, « l'homme est un pur individu », ce qui revient à nier l'existence d'une nature commune. Pour Luther, dont les maîtres adhéraient au nominalisme (7) d'Occam, « l'homme est radicalement égoïste », ce qui revient à nier la sociabilité naturelle, qui serait détruite pas le péché originel. Pour Pic de la Mirandole, « la liberté de l'homme est infinie ». S'il n'y a plus de nature, ce qui définit l'homme devient la liberté ; autrement dit, l'homme se définit lui-même.
II.B.2 – L'idée classique de l'homme
Pour saint Thomas et les classiques, cependant, l'homme n'est pas un pur individu sans finalité objective, sans but défini par sa nature. Il a une nature fondamentalement sociale, et son épanouissement plénier a des conditions bien définies, qui permettent de distinguer le bien et le mal.
Lisons saint Thomas :
« Parce que la plénitude d'être entre dans la nature du bien, un être auquel il manquera quelque chose de la plénitude qui lui convient, ne sera pas simplement bon ; il ne l'est que dans un certain sens, en tant qu'il est être. […] Donc toute action aura autant de bonté qu'elle aura d'être ; et autant elle s'éloignera de la plénitude qui convient à l'action humaine, autant elle s'éloignera de la bonté et deviendra mauvaise […] » (8)
II.B.3 – Développements et conséquences de l'idée moderne de l'homme
II.B.3.a – L'individualisme
Voyons comment l'idée moderne de l'homme est mise en application dans la doctrine libérale.
On lit par exemple chez Thomas Hobbes :
« Il faut donc en venir là, que nous ne cherchons pas de compagnons pour quelque instinct de nature, mais bien pour l'honneur et l'utilité qu'ils nous apportent ; nous ne désirons des personnes avec qui nous conversons qu'à cause de ces deux avantages qui nous en reviennent. » (9)
« Il n'existe rien de tel que la fin dernière ou le bien suprême, comme on le dit dans les livres de la morale vieillie des philosophes. » (10)
Ainsi, l'ordre politique n'est plus fondé sur la recherche du bien commun objectif. Celui-ci est en effet attaché à la nature humaine. Mais l'ordre politique libéral se fonde sur des passions simples, fondamentales, attachées à l'individu : peur de la mort, soif d'aisance matérielle, libre épanouissement de l'arbitraire subjectif.
II.B.3.b – Les droits de l'homme
De cette vision s'ensuit une liste de droits absolus : sûreté, propriété, liberté, etc. La vie sociale n'a plus rien de naturel, elle n'est plus qu'un artifice au service de la liberté individuelle.
Le rôle de l'État est réduit à celui d'un simple gendarme : il s'agit de permettre à chacun de déployer sa liberté sans empiéter sur celle des autres. On connaît bien la phrase suivante qui est comme une définition de cette liberté coupée de la nature humaine : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » (11; 12).

II.B.3.c – Le juridisme positiviste
La notion de « bien », elle-même fondée sur la notion de nature, est remplacée par la notion de « juste », laquelle est évidemment tronquée car coupée de toute référence au bien. Le bien peut être ici sommairement défini comme un ensemble de choses, de conduites présentées comme préférables, en référence à un critère objectif (la nature humaine, en particulier). C'est normalement sur cette notion de bien que se fonde l'idée de juste. Cependant, dans la conception moderne et libérale, le juste est l'ensemble des procédures formelles qui permettent de faire coexister les individus, ceux-ci restant libres de définir le bien comme ils l'entendent. La puissance publique ne promeut donc plus le bien, mais se borne à prescrire le juste.
II.B.3.d – La logique contractuelle
Il en résulte une soumission des rapports sociaux à la seule logique contractuelle. Le contrat, envisagé comme limitation réciproque de la liberté, envahit toutes les dimensions de l'existence (économique, certes, mais ensuite, culturelle, sociale, « sociétale », etc.). Du moment que les contractants sont d'accord, et que les procédures formelles sont respectées, l'État libéral n'a – de soi et dans l'absolu – rien à objecter.
En effet, une objection serait ici la conséquence d'une conception objective du bien, qui précéderait la conception du juste, c'est-à-dire une intrusion philosophique ou religieuse contraire à la neutralité morale de l'État libéral.
À la limite le seul mal véritablement reconnu et combattu par l'État libéral, c'est l'opposition à l'idée qui l'a fait naître, c'est-à-dire l'affirmation qu'il existe un bien et un mal objectifs, déterminés en référence à la nature humaine.
II.B.3.e – Conclusion : la loi fondamentale du libéralisme
On peut résumer ces observations en dégageant la « loi fondamentale » du libéralisme. Refusant les notions de nature et de loi naturelle, ce dernier érige comme principe que la liberté est le bien suprême et il en résulte que tout ce qui est susceptible d'être désiré, et ne bafoue pas le consentement d'un autre individu accédera un jour au statut de droit de l'homme. L'évolution récente de nos sociétés modernes fournit une foule d'exemples attestant de la vitalité et de l'efficacité regrettables de cette loi fondamentale.
II.C – Le support du libéralisme : l'économie libérale
II.C.1 – Libéralisme et économie
Nous avons vu l'importance que jouent, dans la vision libérale, la notion de contrat et la recherche de l'intérêt personnel pour le développement des rapports sociaux. Il en résulte logiquement que l'économie est la « matière » par excellence sur laquelle peut s'appliquer l'idée libérale avec ses conséquences.
Dans l'échange marchand, en effet, chacun cherche son intérêt et la seule contrainte est le consentement d'autrui. Pour le libéral, l'échange est donc possible, il y a un « droit » à l'échange, dès qu'il y a un intérêt et un consentement, indépendamment de toute référence au bien humain (13) .
Dans cette logique, on confie le fonctionnement de la société à la régulation automatique, impersonnelle et amorale, de la loi de l'offre et de la demande. Avec les lois du marché, le libre cours laissé aux égoïsmes aboutit à la réalisation de la prospérité générale : « les vices privés font la vertu publique. » (14)
Avec le libéralisme économique, on ne sort pas de la vision libérale. On peut cependant dire que cette vision « change de signe ». L'homme reste un individu égoïste défini par la seule liberté, mais cet égoïsme devient le ressort de la prospérité économique et de la paix sociale. Le développement de l'économie libérale s'accompagne donc logiquement d'un éloge croissant de ce qui était jusqu'alors considéré comme des vices à combattre.
Il n'y a là rien de surprenant : on a dit en effet que le libéralisme « neutralisait » la vie sociale, la libérant de la philosophie, de la religion et même de toute morale naturelle (de sens commun), c'est-à-dire de toute référence au bien, pour ne promouvoir que le juste, conçu comme le respect purement formel des procédures contractuelles. En conséquence, la sphère économique, qui est « naturellement » la sphère par excellence du contrat, se retrouve, en climat libéral, complètement autonome vis-à-vis de la morale.
Nous pouvons rapidement évoquer l'évolution libérale de la théorie économique et la matrice que celle-ci a constitué pour le développement des sociétés libérales.
