Vie d’autrefois avec ses violences, ses cruautés, ses excès dans tous les sens, mais aussi sa fragilité, ses incertitudes,
ses revers brutaux : ses grands coups de vent de la maladie et de la mortalité qui pouvaient à tout instant et sans transition précipiter l’homme dans son néant et devant Dieu. Les hasards de la guerre et de la faim, les épidémies faisaient passer chaque jour une infinité d’individus de l’état de vitalité triomphante à celui de suppliant ou de cadavre : « Madame se meurt, Madame est morte... »
Ces temps sont révolus. Les progrès de l’économie et de la médecine ont diminué les risques cosmiques, l'épuisement des instincts et l’égalitarisme des lois a amorti les grandes explosions de l’orgueil et du péché — et, à la vieille faune humaine, si riche par sa diversité et ses contrastes, s’est substitué un troupeau dont les animaux se ressemblent de plus en plus et cheminent sur une même voie, avec de minuscules et prudents écarts. Les grands risques ont disparu avec les grands défis — et l'humanité s’avance sur cette route toujours plus sûre et plus confortable dont on a bouché les fondrières, relevé les tournants, adouci les pentes et que bordent, à intervalles réguliers, des plaques indicatrices et des refuges.
Où sont les âpres sentiers d’autrefois où l’on pouvait tomber et s’égarer, mais où le mystère et limprévu distillaient toutes leurs magies ? Si Madame a trente ans et se porte bien, il est hautement probable qu’à moins d’un accident d'automobile (c’est aussi un signe des temps que cette mécanisation du risque!) nous la retrouverons, dans un an ou dans cinq ans, aussi solidement installée dans l’existence.
Le voyage est devenu si facile, si exempt d’embûches qu’il équivaut presque à l’immobilité et que l’homme, bercé par ce mouvement trop uniforme, finit par oublier sa condition même de voyageur. La vie est un songe, disait-on jadis. Mais on a construit tant de garde-fous au bord des abîmes côtoyés par les somnambules que ceux-ci courent de moins en moins, avec le risque de tomber dans la chance d'être réveillés de leur rêve. Protégés contre la griffe inexorable du Dieu-destin, nous échappons du même coup à la miséricorde du Dieu sauveur. La Fatalité vaincue entraîne la Providence dans sa ruine : c’est l'homme qui, désormais, compte et entretient tous les cheveux de sa tête. La route est sûre et unie, qui va de Jérusalem à Jéricho; il n'y a plus de brigands embusqués sur ses bords, mais la pitié miraculeuse du bon Samaritain n’aura bientôt plus d'emploi.
Gustave Thibon, L’Ignorance étoilée
Comments